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L'humilité

Un ermite était allé vivre au cœur de la métropole, là où la solitude des cœurs est la plus grande, perdu le plus souvent dans l’adoration de l’Éternel.

Il avait trouvé la carcasse d’un vieux camion dont la cabine qui n’avait plus de vitres lui servait de confessionnal. Comme on savait que le Seigneur l’aimait, les gens affligés ou tourmentés venaient le voir pour lui demander conseil et se confesser.

Un soir, à la nuit tombée, le père allait quitter sa guérite quand une silhouette fluette s’approcha d’un air repentant. Ce n’est qu’au moment où l’étranger s'agenouilla que l’ermite s’aperçut que c'était un prêtre.

- Que puis-je pour toi, mon fils ? dit l’ermite.

- Je suis venu me confesser, répondit l’autre.

Puis, sans attendre, il commença à énumérer ses péchés. Le père était habitué à subir les confidences, mais il ne lui était jamais arrivé d’entendre un être aussi dénué de mal. Les fautes dont le petit prêtre s’accusait étaient si futiles, menues, légères...

Comme il connaissait bien les hommes, l’ermite comprit que la faute la plus importante n’avait pas encore été avouée et qu'il allait falloir l'aider à l'exprimer :

- Allons, mon fils, il se fait tard, viens-en au fait ! s'écria l'ermite.

- Mon père, je ne m’en sens pas le courage, balbutia le petit prêtre.

- Qu’as-tu fait ? Tu n’as pas tué, je suppose ? Tu ne t’es pas vautré dans le péché d’orgueil ?

- Si, tout juste ! fit l’autre dans un souffle presque imperceptible.

- Tu es orgueilleux ? Est-ce possible ? demanda l'ermite.

Le prêtre fit un signe tout contrit.

- Mais parle ! explique-toi, mon fils, s'impatienta l'ermite.

- Voici, mon père. Je suis prêtre depuis quelques jours seulement et quand je m’entends appeler Mon Révérend, j’éprouve un sentiment de joie, comme si quelque chose me réchauffait le cœur...

Ce n’était pas un grand péché et l’anachorète, bien que connaissant parfaitement l'âme de l’homme, ne s’attendait pas à cela. Sur le moment, il ne sut quoi répondre et finit pas dire :

- Bien, je comprends... Ce n’est pas beau en effet. Si ce n’est pas le Diable en personne qui te réchauffe le cœur, il s’en faut de peu. Mais tu l’as compris tout seul et ta honte me laisse espérer que tu ne retomberas pas. Certes, se serait triste, jeune comme tu l’es, si tu te laissais corrompre... Allez, va en paix, je te donne mon absolution.

Trois ans passèrent et le père avait complètement oublié son pénitent quand le prêtre revint pour se confesser à lui.

- Mais il me semble que je t’ai déjà vu ? Tu es ce petit prêtre qui éprouvait du plaisir à s’entendre appeler révérend ? demanda l'ermite.

- Oui, fit le prêtre, dont une certaine dignité nouvelle marquait le visage, mais aussi jeune et fluet que la première fois. Il rougit jusqu’aux cheveux.

- Oh ! oh ! diagnostiqua sévèrement l'ermite avec un sourire résigné. Et pendant tout ce temps-là, nous n’avons pas su nous amender ?

- C’est pire encore, dit le prêtre.

- Tu me fais peur, mon fils. Explique-toi.

- Bon, dit le prêtre en faisant un effort surhumain sur lui-même. Voilà : si quelqu’un m’appelle Monseigneur, je... heu... je...

- Tu en éprouves de la satisfaction ? questionna l'ermite.

- Oui, hélas ! se lamenta l'homme.

Je vois ce que c’est, pensa l'ermite, il s’agit d’un pauvre garçon, un saint homme peut-être, et les gens se divertissent à ses dépens. En une minute le père l’envoya en paix avec Dieu. La première fois lui avait semblé intéressante, comme une singularité de la nature humaine, mais plus maintenant.

Une dizaine d’années passèrent encore et l’ermite était vieux quand le prêtre revint. Il avait vieilli lui aussi, naturellement, il était plus pâle, plus maigre et les cheveux gris. Sur le coup, le père ne le reconnut pas. Mais à peine l’autre eut-il commencé à parler que le timbre de sa voix réveilla le souvenir endormi.

- Mais je te reconnais ! Tu es celui du révérend et du monseigneur ? demanda l'ermite.

- Tu as bonne mémoire, mon père, répondit l'homme.

- Combien de temps a passé depuis ? questionna l'ermite.

- Presque dix ans, répondit l'homme.

- Et au bout de toutes ces années, tu en es encore au même point ?

- C’est encore pis ! Vois-tu, mon père, maintenant si quelqu’un s’adresse à moi en m’appelant Votre Excellence, je...

- Ne me dis rien d’autre, mon fils ! l’arrêta l'ermite, j’ai déjà tout compris. Allez, va en paix, je te donne mon absolution.

En même temps, il pensa : hélas ! avec l’âge, ce pauvre prêtre devient de plus en plus ingénu ; les gens se moquent de lui et il tombe dans le piège. Il y trouve même un certain plaisir ! Dans cinq, six ans, je le verrai surgir devant moi pour me confesser que lorsqu’on l’appelle Votre Éminence...

Et, effectivement, cela arriva. Les années passèrent encore. Le père était désormais si vieux que l'on devait le porter à son confessionnal chaque matin et le ramener à sa pauvre tanière quand le soir venait. Le petit prêtre inconnu reparut, un peu plus vieux, lui aussi, plus chenu, courbé et desséché mais toujours tourmenté par le même remord.

- Mon pauvre petit prêtre –le vieillard le salua avec affection– te voilà donc encore avec ton vieux péché d’orgueil ?

- Tu lis dans mon âme, mon père, répondit l'homme.

- Maintenant, avec quel titre les gens te flattent-ils ? Ils t’appellent Sa Sainteté, j’imagine ?

- Oui, exactement, admit le petit prêtre sur le ton de la mortification la plus cuisante.

- Et chaque fois qu’on t’appelle comme ça, une sensation de bien-être, de vitalité t’envahit, presque de bonheur ?

- Hélas ! ce n’est que trop vrai. Dieu pourra-t-il jamais me le pardonner ?

Le père sourit intérieurement. Une telle candeur obstinée lui paraissait émouvante. Dans un éclair, il imagina la vie obscure de cet humble sûrement pas très intelligent, qui devait exercer dans une paroisse perdue. Ses journées, saisons, années monotones. Lui, toujours plus mélancolique et les paroissiens toujours plus cruels... Pourtant le petit prêtre ne se montait pas la tête pour autant, ces grands mots éblouissants éveillaient seulement dans son cœur une résonance enfantine de joie. Bienheureux les pauvres en esprit, conclut pour lui-même l'ermite.

- Allez, va en paix, je te donne l'absolution.

Un jour, le très vieux père, sentant sa fin prochaine, demanda pour la première fois de sa vie quelque chose pour lui. Il voulait qu’on le portât à Rome, par n’importe quel moyen. Avant de fermer les yeux pour toujours, il voulait voir, ne fût-ce qu’un instant, le Vatican et le Saint-Père. Pouvait-on le lui refuser ? On chercha une litière, on y déposa l’ermite et on le porta au cœur de la chrétienté.

Mais ce n’est pas tout. Sans perdre de temps, car les heures du père étaient désormais comptées, on le hissa dans les escaliers du Vatican et on le fit entrer, avec d'autres pèlerins, dans une grande salle. Puis on le laissa attendre dans un coin. Après une longue attente, le père vit la foule s’écarter, faire la haie et, du fond du salon, avancer une petite silhouette blanche un peu courbée. Le pape !

Comment était-il fait ? Quel visage avait-il ? Avec horreur le père s’aperçut qu’il avait oublié ses lunettes. Heureusement, la silhouette blanche avançait et vint s’arrêter juste devant sa litière. L’ermite essuya du revers de la main ses yeux brouillés de larmes et les leva lentement. Il vit alors le visage du pape. Il le reconnut.

- Oh ! C’était donc toi le pauvre petit prêtre ? s’écria le vieillard avec un irrésistible élan de toute son âme.

Et ainsi, pour la première fois dans l’histoire de la chrétienté, on assista à la scène suivante : Le Saint-Père et un très vieux moine inconnu, venu on ne sait d’où, se tenant étroitement par les mains, sanglotant ensemble.

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