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L’éléphant blanc du maharadjah

Chaque jour était une fête dans le palais du maharadjah d’Udaipur.

Au matin, les serviteurs préparaient des tapis de fleurs sur le marbre des patios près des appartements du roi. Les porteurs de parfums vaporisaient des extraits de jasmin et de patchouli qui embaumaient l’air et l’eau scintillante des fontaines.

Vers midi, on réveillait le roi avec beaucoup de délicatesse pour que son humeur demeure joyeuse toute la journée. De jeunes femmes venaient danser autour de sa couche pendant que le radjah découvrait le jour nouveau. Le cœur du roi s’enflammait alors pour l’une de ces jeunes filles, plus belle que la veille.

Chaque jour celui-ci désignait la nouvelle élue qui occuperait toute la journée ses pensées et pour laquelle il témoignerait une intense passion. Quand il se réveillait, le lendemain, et qu’il ouvrait ses lourdes paupières d’une nuit agitée, le spectacle de nouvelles danseuses encore plus belles que le jour précédent le réjouissait.

Immanquablement, oubliant celle de la veille, il tombait de nouveau fou amoureux. Le temps passait, rythmé par de nouvelles conquêtes. Pour plaire à l’élue du jour, le maharadjah faisait dresser sous une tente une longue table somptueusement garnie des mets les plus extraordinaires. Depuis des années maintenant le maharadjah menait cette vie somptueuse et fort dépensière.

Toutefois, en contrebas du palais vivait le petit peuple qui s’activait toute la journée. Bientôt, les gardes passèrent avec le fonctionnaire chargé de collecter l’impôt et le peuple commença à s’agiter :

- Le maharadjah est-il devenu fou ? Toutes ces dépenses, c’est nous qui les payons !

- Toujours plus de taxes ! Avant on les collectait une fois l’an, maintenant c’est toutes les lunes !

- Sûr que le maharadjah est fou ! Fou d’amour, oui !

Cependant, chacun savait qu’il ne fallait pas prononcer trop fort ces paroles car les oreilles des hommes du roi traînaient dans tous les coins obscurs et celui qui critiquait le roi risquait fort de perdre sa tête. Car l’amour n’avait pas seulement rendu fou le maharadjah. L’amour lui avait aussi appris la cruauté.

Des mois et des années passèrent ; le pays était ruiné. Au marché, les commerçants proposaient seulement quelques poignées de mauvais riz et des cailloux aux lentilles, juste assez pour permettre à la population de ne pas mourir de faim.

Le maharadjah, lui, se portait bien, de mieux en mieux même, à mesure qu’il engloutissait l’argent de son peuple.

Un après-midi, quand le soleil commençait à tourner vers l’occident et que l’écrasante touffeur faisait place à une agréable chaleur, le roi fit amener son éléphant blanc pour partir à la chasse. Le cornac royal guida la monture du radjah, un superbe éléphant en pleine force de l’âge, vif et intelligent, que le souverain aimait beaucoup.

Avec difficulté, le maharadjah grimpa le petit escalier et s’assit dans la nacelle sur le dos du pachyderme. Le roi avait beaucoup grossi. Dans son palais, quatre porteurs le hissaient désormais sur une chaise d’étage en étage.

L’éléphant blanc semblait d’humeur folâtre. Il releva la trompe, huma délicieusement le vent du soir, barrit avec distinction et s'élança. Soudain, l’éléphant lança un cri rauque et, trompe relevée, chargea droit devant lui. Le roi hurla en vain de retenir l’animal mais ce dernier accélérait encore comme animé d’une force irrépressible.

- Arrête-le immédiatement ! hurla-t-il à l’adresse de son guide.

Mais l'homme semblait dépassé par les événements et l'éléphant se moquait bien des cris du roi. Alors qu’on allait passer sous une grosse branche, le cornac lui cria de s’accrocher, ce que fit le roi non sans difficulté.

Il se retrouva suspendu entre ciel et terre, hurlant de rage et de peur. Il n’attendit pas longtemps. La compagnie fut rapidement de retour accompagné d'une belle femelle que l'éléphant avait flairée depuis longtemps. L'éléphant semblait enfin calmé. Le cornac récupéra le roi derrière lui.

Sa colère était un peu tombée et il se sentait bien piteux. Il crut quand même de son honneur de dire sans grande conviction :

- Tu as bien mal dressé mon éléphant que tu ne puisses t’en faire obéir ! En rentrant, je demanderai à mon bourreau de te châtier !

- Sire, répondit le cornac, il en est des éléphants comme des hommes. Lorsqu'ils tombent amoureux, ils deviennent fous et tout le monde en pâtit. La passion est une maladie destructrice que rien ni personne -pas même un pauvre cornac- ne saurait guérir. Seul un peu de bon sens et de lucidité peut parfois calmer un homme, ou un éléphant, fou d’amour.

Le maharadjah, qui n’était point sot, comprit l’allusion. Le lendemain, il renvoya ses danseuses et se contenta de ses cinq femmes. Les finances publiques s’assainirent, les impôts baissèrent et le peuple retrouva joie et prospérité.

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