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Schimme Schverous

Les communautés tenaient Schimme Schverous à la limite de leur méfiance.


Que lui reprochait-on ? Rien et tout. Les hazans n'aimaient point, après qu'ils avaient interprété, avec force fioritures, un air italien hiératisé et judaïsé, tant bien que mal, que Schverous marmottât sur les mêmes versets quelque mélopée presque barbare, prenante tout de même, malgré le chevrotement de sa voix.

Les rabbins s'impatientaient de le voir toujours prêt à fournir soudainement, à point nommé et sans ouvrir un livre, des explications sur l'antiquité hébraïque. Et surtout les amateurs abondants en explications toutes neuves de points délicats du Talmud, en finesse sur la casuistique, étaient furieux de l'entendre finir leurs phrases, comme si ces mirifiques nouveautés lui étaient connues dès son enfance qui devait être lointaine si on en jugeait par ses rides et la blancheur de ses longs cheveux et de sa grande barbe.

Encore là surprenait-il son monde, car son regard était jeune, ses épaules solides et sa démarche alerte malgré qu'il l'appuyât toujours d'un bâton.

Il y avait aussi une raison profonde qui détournait de lui, décidément, la sympathie. Il était pauvre. Le pauvre a peu d'amis, même parmi les pauvres, car c'est un pauvre de plus et la générosité du monde est limitée.

Puis c'était un singulier pauvre. Il donnait souvent quelque menue monnaie à de plus miséreux que lui et il s'acquittait de tant de besognes pour de si petits salaires que les miséreux le détestaient en leur âme, même les mendiants oisifs, car il eût pu exiger davantage de ses labeurs afin de donner davantage ; pour les malheureux qui gagnaient pauvrement leur vie, il avait toutes les allures d'un gâche-métier.

Sa clientèle sentimentale se composait donc presque uniquement de quelques vieilles à qui son aumône, si menue soit-elle, tombait parfois, providentielle. Encore ces amitiés comportaient-elles un brin de rancune, car il ne consentait pas à s'asseoir sur les tabourets et à écouter les justes doléances et les spirituels commérages.

Ce grand vieillard acceptait volontiers de longues courses à pied. Il faisait le courrier entre les communautés, portait des lettres confidentielles. On s'étonnait de le voir sortir sain et sauf des pogroms. Son long pas ubiquitaire le portait partout.

Il y avait des trous dans son histoire et sa légende. Il disparaissait longuement. Rebe Siméon, de Borisow, dont la barbe était blanche, racontait à ses petits-enfants que son grand-père de Cracovie tenait de son vieil oncle de Prague, depuis si longtemps décédé, qu'il avait rencontré jadis Schverous à Francfort, venant de Strasbourg, recommandé par de très vieux amis qui le connaissaient de longue date. David Lévy, qui souvent avait fait le voyage de Paris pour communiquer au baron de Rothschild et à l'Alliance les doléances des communautés, affirmait qu'à Paris on ne se souvenait pas de ne pas l'avoir connu. Les juifs, qui ne croient nullement à la sorcellerie, auraient volontiers, lorsqu'il s'agissait de Schverous, emprunté les clartés qu'elles ont là-dessus aux vieilles bonnes femmes qui se signent en pensant au diable.

Quand Schimme recevait l'hospitalité dans un grenier de riche, les servantes contaient que son sommeil était bruyant de rêves à sursauts soudains et de paroles sans suite.

Ce grand vieillard, toujours vêtu d'un ample manteau de bure, sous lequel il était en corps de chemise et en braies courtes, fin, distant, réservé, recherchait pourtant la société des hommes. Il soupirait d'aise quand il s'asseyait à un feu de veillée, à un repas de Rosch Haschana, de veille ou de fin de Kippour, de célébration de Pâques, et, pour payer son écot, il contait des histoires.

Il haussait les épaules quand on lui citait un dicton d'Autriche ou de Pologne, comme l'expression idéale de l'esprit juif. Il se faisait un jeu de reprendre l'anecdote qu'on venait d'applaudir, la redonnait dans d'autres termes, et sa version était toujours pourvue d'un sens plus rare et plus amer. Quand un hazan chantait en dansant, il s'en allait. Quand le rabbin citait des traits émouvants de l'éloquence rabbinique et se laissait aller à un brin de prêche, il s'endormait.

Aussi les gens bien-pensants ne tenaient pas à l'entendre ; mais les soirées sont si longues, et l'imagination des hommes est si courte, qu'on se décidait à lui demander de conter quelque chose. Il déconcertait ses auditeurs, car, parfois, il parlait d'Abraham comme s'il l'avait connu, et une autre fois, il était question de simples juifs de Paris ou de Francfort, nés hier et connaissant la bicyclette et l'automobile. Aussi eût-il passé pour un farceur sans la conviction de son accent et la sonorité d'humanité vraie de ses récits.

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