Ce sont les plus faciles à voir, les coulemelles, gros champignons blancs qui se détachent nettement dans le pré. Je grimpe, glissant légèrement dans l’herbe encore humide. De là-haut, le paysage s’ouvre, forêt de pins à ma gauche, prés et prairies devant, et maisons entourées d’arbres alentour. Moment émouvant de l’automne où chaque jour ce qui nous entoure change de forme et de couleur. Le matin, noyés dans la brume, les arbres ne sont plus que de grands fantômes immobiles ; sous le soleil de l’après-midi, la terre semble plus vaste que l’horizon ; et la nuit, sous l’argent de la lune, il semble que la forêt tout entière tiendrait dans le creux de notre main. Le changement de couleurs se fait d’abord presque imperceptible : une feuille rouge, comme une surprise, dans le cerisier, quelques balbutiements jaunes dans un rosier.
Mais, hop ! Le temps de se baisser pour ramasser quelques haricots, et déjà les frênes se parent d’or et quelques torches rouges illuminent le paysage. À travers la petite fenêtre de la salle de méditation, je me laisse éblouir par ces traces colorées ; on dirait que chaque nuit un pinceau précis et habile a effleuré quelques cimes, caressé ici une feuille, là une touche de genêts. Le ciel est gris pour mieux mettre en valeur ce chatoiement de chaque feuille, de chaque brin d’herbe.
Suivre ces changements est un plaisir de chaque automne ; je me remplis le cœur des nuances de chaque arbre, je m’émerveille de ce long et délicat travail qui se déploie devant nos yeux, alors que bientôt va débuter l’activité souterraine et secrète qui aboutira au jaillissement du printemps dans quelques mois.
Encore une fois l’automne, donc, et dans mon esprit, soudain, vient flotter une interrogation : serai-je là l’an prochain pour contempler à nouveau cette transformation ? Je suis prise au dépourvu par l’abrupt de cette question, mon cœur saute un battement et je m’assois sur une pierre pour mieux considérer ma réaction. Bien sûr ! C’est là mon premier cri ; bien sûr, et l’automne d’après, et celui d’après… Je veux être là, je n’en ai pas fini avec cette beauté du monde, j’ai encore tant de choses à voir, à goûter, à contempler, à aimer. Je veux, je veux, je veux… mais une froide logique me rappelle qu’un jour, il faudra bien quitter tout cela.
Mais pas tout de suite, sûrement ? Voyons, d’après l’espérance de vie moyenne, il me reste, disons, trente automnes. En cet instant ça ne me paraît pas grand-chose. Si je pouvais choisir, je dirais bien un peu plus, cinquante par exemple. Mais au fond, cinquante, c’est vite passé, si je regarde en arrière, à peine le temps d’ouvrir les yeux ; cent ? à peine le temps d’un clin d’œil ; bon, mettons mille, on se sent plus tranquille ? Mmm… oui, mais… vous savez comment c’est, avec les années où on est trop occupé pour voir quoi que ce soit, et les années où il pleut tout le temps, sans compter les années à problèmes, et finalement, mille, vu de loin, ça paraît satisfaisant, mais si ça trouve, à peine le temps de s’installer un peu et on va se retrouver dans la même situation, avec le même cri du cœur : déjà ? Bon, prenons nos aises, et disons dix mille. Là, je respire.
Je peux certes rire de mon avidité, un moment ; Encore, encore ! voilà la seule chose que j’ai envie de dire, avide de vivre, de ressentir, de continuer, de ne pas finir. Pourtant je pourrais aborder les choses par l’autre côté : j’ai déjà vu cette splendeur de l’automne cinquante fois : quelle chance, merci. Je pourrais apprendre à transformer le encore en assez. Non pas le assez qui naît de la satiété, comme lorsqu’on s’est presque étouffé à manger encore plus ; mais le assez qui vient du contentement, de l’apaisement. Regarder vers ce qui a été au lieu de ce qui ne sera pas ; laisser la place à la gratitude plutôt qu’au regret.
Quelles merveilleuses couleurs ! Merci.
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