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Icare

Je suis entré aujourd’hui à la clinique Maison d’Azur pour me faire opérer. Malgré toutes les hypocrisies d’usage, je sais que ce sera une opération grave, si grave que sans doute elle est inutile. Bien que je ne l’aie jamais dit à personne, ma femme, mes enfants, les médecins devinent ce que je pense et s’efforcent de me tranquilliser par tous les moyens possibles. Ils rient, plaisantent, parlent de choses amusantes et frivoles, ils font des projets à longue échéance. On envisage une croisière, un voyage en Bretagne. Ma guérison complète ne fait l’objet d’aucun doute. Dans dix jours je serai de retour à la maison, dans vingt jours je serai plus alerte qu’avant.


Le professeur Coltani qui doit opérer, m’a dit :

- À partir du moment où vous êtes entré en clinique, vous pouvez vous considérer comme déjà convalescent. L’opération ne présente aucun problème et on peut exclure toute complication. En un certain sens, maintenant que vous l’avez décidée, elle est une simple formalité.

Le professeur Coltani est déjà un vieillard, mais ses petits yeux ont gardé une vivacité incroyable. Il m’a semblé fatigué, ce matin, quand il est entré dans ma chambre. Mais plus on affiche autour de moi l’insouciance et la bonne humeur, plus je suis persuadé d’avoir raison. J’en ai trop vu, durant ma vie, de comédies de ce genre. Je dirai plus : la gaieté et la sérénité qu’on administre au malade à la veille d’une opération sont directement proportionnels au danger. C’est justement quand les médecins assurent avec un sourire qu’il n’y a pas l’ombre d’un péril, qu’il s’agit de se méfier.

On ne m’a pas encore dit quand je serai opéré. Pendant plusieurs jours je dois subir des examens. C’est ce que m’a dit le docteur Rilka, assistant de Coltani, un petit homme, très vivace et qui a eu l’air très flatté quand il a su que j’étais écrivain.

On me permet, pour le moment, la télévision. Ce soir il y eut une table ronde très spirituelle à propos de l’astéroïde Icare, dont les journaux avaient commencé à parler il y a deux ans en prévoyant l’éventualité de sa chute sur la Terre. La catastrophe avait été prédite pour la seconde moitié de juin, c’est-à-dire ces jours-ci. À ce moment, les observatoires astronomiques les plus autorisés démentent à plusieurs reprises. L’astéroïde approchera la Terre à une distance de six millions et demi de kilomètres, ce qui exclut tout danger ; et il n’y a pas de raison pour que la trajectoire prévue subît le plus petit changement. La table ronde de ce soir, avec l’intervention de personnalités qualifiées, avait pour but de dissiper les derniers restes de crainte auprès du public.

Vers quatre heures de l’après-midi, le docteur Rilka est venu me voir. Il semblait embarrassé. Il avait besoin de me faire une confidence, qui n’avait aucun rapport avec la raison de mon séjour. À la fin il s’est décidé. Il voulait de moi une promesse : qu’avant mon départ, je lirais des poésies inédites dont il était l’auteur ; et que je lui dirai mon opinion sans ambages. Il cherchait à s’excuser, comme s’il s’était agi d’une faiblesse peccamineuse.

Mais ses yeux étincelaient. Et il était clair que l’ambition littéraire dominait sa vie et non le désir d’une belle carrière médicale. Je le rassurai aussitôt. J’aurais lu ses poésies avec la plus grande attention. Encouragé, Rilka commença à m’en réciter une :

- Un agrégat d’atomes en désordre, si la réalité domestique du cosmos…


Heureusement à cet instant est entrée Prénestina qui venait le chercher pour un autre malade. Il est parti, tout joyeux, avec un clin d’œil qui voulait me dire :

- Ne t’en fais pas, je reviendrai dès que possible, ce bon morceau n’est pas perdu.

Ce fut une curieuse journée. Le docteur Rilka s’est montré de grand matin, encore plus ému qu’hier. Il était porteur d’une grande nouvelle. Mais avant de m’en faire part, il voulut que je modifiasse ma promesse : ses poésies, j’aurais dû les lire avant l’opération et non après. Craignait-il que je mourusse sous les fers ? Non. La raison était bien plus énorme. Et Rilka se pencha pour me chuchoter la chose à l’oreille, tant elle était secrète. Voici : Rilka avait rencontré le professeur Nessaïm, directeur de l’observatoire de Menala, qui se trouvait ces jours-ci dans notre ville pour un congrès. Et Nessaïm lui avait révélé que, dans une réunion secrète tenue l’année dernière en Angleterre, les responsables des plus importants observatoires, sous le sceau du serment, avaient stipulé un accord, au sujet de l’astéroïde Icare, afin de taire la vérité avec la plus grande rigueur, pour épargner à l’humanité une angoisse inutile.

Sans aucune chance d’erreur, l’astéroïde se serait écrasé sur la Terre pendant les premières heures du 19 juin . Étant donné ses dimensions –plus d’un kilomètre et demi de diamètre– les conséquences seraient apocalyptiques ; et il n’y avait aucune possibilité d’y échapper. En peu de mots, la fin du monde. J’avoue que la nouvelle, dans les tristes dispositions d’esprit où je me trouve ces jours-ci, m’a donné une consolation immense. De toute façon, moi je dois mourir.


Mais ce qui est affreux, quand on meurt, c’est de s’en aller tout seul. Si on part tous ensemble, et si ici-bas il ne reste personne, je ne dis pas que cela devient une fête, mais presque. Quelle crainte peut-on avoir, s’il s’agit d’un sort commun ?

Et puis –ce sera de l’égoïsme, ce sera d’un esprit mesquin tant qu’on veut– il y a un certain plaisir à voir abolie d’un seul coup la scandaleuse supériorité de qui a pour seul mérite d’être né après nous. Quelle sacro-sainte douche pour tant de petits jeunes gens qui se croient déjà les maîtres du monde, de l’intelligence, du beau et du juste et qui nous regardent nous autres vieux, comme des cafards, comme si eux devaient vivre éternellement. Quelle magnifique surprise, tous emportés en un éclair sur le même corbillard noir et jetés la tête la première dans les cataractes du néant.

Rilka aussi, je dois le reconnaître, montre, en la circonstance, un esprit remarquable. Mais il désirerait une chose, avant l’extermination totale : savoir de moi si ses poésies ont une valeur. Il dit que, si ma réponse était positive, il mourrait heureux.


Et maintenant me voici seul dans la pénombre azurée de ma chambre, et j’invoque :

- Oh ! oui, viens, astéroïde béni, ne te trompe pas de route, précipite-toi sur nous avec toute ta merveilleuse énergie, réduis en miettes cette planète désastreuse.

Ce matin, c’est le professeur Coltani en personne qui m’a réveillé vers sept heures.

- Alors, m’a-t-il annoncé en se frottant les mains avec satisfaction, alors, à demain matin.

- Demain matin, pourquoi ?

- L’opération, voyons ? Cette intervention de rien du tout, cette petite formalité.

- Mais comment ? Le docteur Rilka m’a dit que désormais…

- Pourquoi désormais ?

Je lui ai expliqué la révélation de l’astronome Nessaïm. Coltani s’est mis à rire. Lui aussi était présent au colloque entre Rilka et Nessaïm. Et Nessaïm n’a jamais songé à dire une chose de ce genre ; au contraire, il n’avait fait que confirmer les démentis de tous les autres astronomes dignes de ce nom. Il s’était sans doute agi d’un petit truc de Rilka pour m’obliger à lire tout de suite ses poésies. L’anecdote semblait très drôle à Coltani. Soyez tranquille, les examens ont donné des résultats merveilleux. Alors, à demain matin.

Il est deux heures, la clinique est tout à fait silencieuse. Dans cinq heures on viendra me prendre avec le chariot pour me porter à la table d’opération.


Cette nuit est sans doute la dernière où je sois entier et disponible. Dans six ou sept heures il se peut que je n’existe plus, ou que je sois réduit à une ruine destinée à une rapide destruction, ou, pis, que je me retrouve comme maintenant parce que les chirurgiens, après avoir ouvert, auront refermé tout de suite, s’il n’y a plus rien à faire. Et l’astéroïde Icare n’est pas arrivé, l’astéroïde appartient aux belles fables absurdes qui donnent à l’homme quelques instants d’illusion et se dissolvent en un éclat de rire, le corps céleste évoqué est en cet instant en train de voler au-dessus de cette clinique à une vitesse vertigineuse et il ne sait rien de moi, il ne soupçonne pas le moins du monde que je le désire, moi.

Le cher astéroïde, après avoir dépassé le point de distance minimum, est déjà en train de s’éloigner de nous, il s’enfonce dans les abîmes du cosmos et quand on en reparlera dans dix-neuf ans, moi je serai cendre et poussière, sur la pierre tombale mon nom sera à demi effacé… Mais il doit y avoir un malade grave, cette nuit. De l’autre côté de la double porte, j’entends des bruits de pas pressés, des conversations de femmes, à voix basse. Une sonnerie lointaine. Dehors, dans la rue, pas un passage d’auto.


Étrange. Est-ce une intervention urgente ? Le va-et-vient dans le couloir augmente. On entend même des appels, presque des cris. On dirait que la clinique entière est réveillée.

On ouvre sans frapper. Quelqu’un entre. C’est le docteur Rilka, en manches de chemise, plus essoufflé que jamais. Il court vers mon lit en me tendant un rouleau de feuillets :

- Lisez, je vous en supplie, lisez-en au moins deux, il ne reste plus que quelques minutes…

- Alors, c’est vrai ? fais-je en me redressant pour m’asseoir, et je me sens jeune, sain, robuste. Alors c’est vrai ?

- Et comment que c’est vrai ! dit-il, et il se précipite à la fenêtre, il remonte rapidement le store. Et ne perdez pas de temps je vous prie, lisez-en au moins une !

Mais dehors il y a de la lumière. Et ce n’est pas la lune. À deux heures du matin une lumière blanc-bleu qui éblouit comme celle du chalumeau. Et une confusion, une immense rumeur qui se lève de toute la ville. Puis un hurlement, deux hurlements, mille hurlements conjugués de terreur, ou de jubilation ? Et avec les hurlements une voix indicible, inhumaine, sifflement, tumulte qui se dilate immensément dans le ciel. Et moi qui ris, heureux, en éparpillant dans la chambre, comme un fou, les poésies.


Et lui, le docteur Rilka, qui, pour trois ou quatre secondes de vie qui lui restent, court çà et là désespéré, pour les ramasser et proteste :

- Mais qu’est-ce qui vous prend, monsieur Buzzati ?

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