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La leçon de 1980

Excédé à la fin par tant de querelles, le Père éternel décida de donner aux hommes une leçon salutaire.

À minuit précis, le mardi 31 décembre, le chef du gouvernement soviétique, Piotr Semionovitch Kurulin, mourut subitement. Il trinquait justement à la nouvelle année lors d’une réception donnée en son honneur –et il en était à son douzième verre de vodka– lorsque son sourire s’éteignit et qu’il s’écroula par terre comme un sac, au milieu de la consternation générale.

Le monde fut ébranlé par des réactions opposées. On était à l’une de ces périodes de crise aiguë de la guerre froide, comme il n’y en avait peut-être encore jamais eu. Cette fois-ci le motif de la tension entre le bloc communiste et occidental était la revendication de la possession du cratère de Copernic, sur la Lune, riche en métaux rares, où se trouvaient des forces d’occupation américaines et soviétiques ; les premières concentrées dans une zone centrale réduite, les autres sur le pourtour. Qui y était descendu le premier ? Qui pouvait se vanter d’un droit de priorité ? Justement, quelques jours avant, Kurulin, à propos du cratère, avait tenu des propos très violents.

Habitués comme ils l’étaient désormais à l’éloquence antipathique de leur grand adversaire, les Occidentaux n’avaient naturellement pas pris au pied de la lettre la menace mais ils ne s’en étaient quand même pas caché la gravité. La disparition soudaine de Kurulin fut donc un immense soulagement car comme ses prédécesseurs, il avait centralisé toutes les charges du pouvoir. Dans le camp russe, le désarroi fut grand.

Mais l’année à peine née devait décidément se révéler riche en imprévus. Une semaine après, à minuit précis, le 7 janvier, quelque chose qui ressemblait fort à un infarctus, terrassa à sa table de travail le président des États-Unis, Samuel E. Fredrikson, symbole de l’intrépide esprit national, premier Américain à poser le pied sur la Lune.

Le fait qu’à une semaine d’intervalle exactement, les deux plus grands antagonistes du conflit mondial aient disparu de la scène provoqua une émotion indicible. Et qui plus est à minuit tous les deux ? On parla d’assassinat fomenté par une secte secrète, certains firent des suppositions abracadabrantes sur l’intervention de forces supraterrestres, d’autres allèrent même jusqu’à soupçonner une sorte de jugement de Dieu. Les commentateurs politiques ne savaient plus à quel saint se vouer. Ce pouvait être une pure coïncidence mais l’hypothèse était difficile à avaler : d’autant que Kurulin et Fredrikson avaient joui jusqu’alors d’une santé de fer.

Pendant ce temps-là, à Moscou, l’intérim du pouvoir était assuré par un soviet collectif ; à Washington, selon la Constitution, la charge suprême passa au vice-président Victor Klement, sage administrateur et juriste sexagénaire. La nuit du 14 janvier, lorsque la pendule placée sur la cheminée eut sonné douze coups, M. Klement, qui était en train de lire un roman policier, assis dans son fauteuil, laissa tomber le livre, pencha doucement la tête en avant et ne bougea plus. Les soins que lui prodiguèrent les médecins accourus ne servirent à rien. Klement, lui aussi, s’en était allé dans le monde de la majorité.

Cette fois une vague de terreur superstitieuse déferla sur l’univers. On ne pouvait plus parler de hasard. Une puissance surhumaine s’était mise en mouvement pour frapper à échéance fixe, avec une précision toute mathématique, les grands de ce monde. Et les observateurs les plus perspicaces crurent avoir décelé le mécanisme de l’effroyable phénomène : par décret supérieur, la mort enlevait, chaque semaine, celui qui, à ce moment-là, était, parmi les hommes, le plus puissant de tous. Trois cas, même très étranges, ne permettent certes pas de formuler une loi. Cette interprétation toutefois frappa les esprits et un point d’interrogation angoissé se posa : à qui le tour mardi prochain ?

Après Kurulin, Fredrikson et Klement, quel était l’homme le plus puissant de l’univers destiné à périr ? Dans le monde entier une fièvre de paris se déclencha pour cette course à la mort. La tension des esprits en fit une semaine inoubliable. Plus d’un chef d’État était tiraillé entre l’orgueil et la peur : d’une part l’idée d’être choisi pour le sacrifice de la nuit du mardi le flattait parce que c’était un critère évident de sa propre autorité ; d’autre part, l’instinct de conservation faisait entendre sa voix. Le matin du 21 janvier, Lu Tchi-min, le très secret chef de la Chine, convaincu plus ou moins présomptueusement que son tour était venu, et pour bien manifester son libre arbitre vis-à-vis de la volonté de l’Éternel, athée comme il l’était, se donna la mort.

Dans le même temps, le très vieux de Gaulle, désormais seigneur mythique de la France, persuadé lui aussi d’être l’élu, prononça, avec le peu de voix qui lui restait, un noble discours d’adieux à son pays, parvenant, de l’avis presque unanime, au sommet de l’éloquence, malgré le lourd fardeau de ses quatre-vingt-dix ans. On constata alors combien l’ambition pouvait l’emporter sur toute autre chose. Il se trouvait des hommes heureux de mourir du moment que leur mort révélait leur prééminence sur le reste du genre humain. Mais avec une amère désillusion, de Gaulle se retrouva minuit passé en excellente santé.

Cependant, celui qui mourut brutalement, à la stupéfaction générale, ce fut Koccio, le dynamique président de la Fédération de l’Afrique occidentale, qui jusqu’alors avait surtout joui d’une réputation de sympathique histrion. Et puis la nouvelle se propagea qu’au centre de recherches qu’il avait créé, on avait découvert le moyen de déshydrater gens et choses à distance, ce qui constituait une arme redoutable en temps de guerre.

Après quoi –la loi c’est le plus puissant qui meurt se trouvant confirmée– on constata un sauve-qui-peut général des charges les plus élevées et hier encore les plus recherchées. Presque tous les sièges présidentiels restèrent vacants. Le pouvoir, auparavant convoité avec avidité, brûlait les mains de ceux qui le détenaient. Il y eut, parmi les gros bonnets de la politique, de l’industrie et de la finance, une course désespérée à qui serait le moins important. Tous se faisaient petits, repliaient leurs ailes, affichaient un noir pessimisme sur le sort de leur propre patrie, de leur propre parti, de leurs propres entreprises. Le monde renversé. Un spectacle divertissant, n’eût été le cauchemar du prochain mardi soir.

Et puis, toujours à minuit, le cinquième mardi, le sixième et le septième, Hosei, le vice-président de la Chine, Phat el-Nissam, l’éminence grise du Caire, ainsi que le vénérable Kaltenbrenner, furent éliminés du jeu. Par la suite, les victimes furent fauchées parmi des hommes de moindre envergure. La défection des titulaires épouvantés avait laissé inoccupés les postes éminents de commandement. Seul, le vieux de Gaulle, imperturbable comme toujours, n’avait pas lâché le sceptre. Mais la mort, qui sait pourquoi, ne lui accorda pas satisfaction. Il faut bien reconnaître qu’il fut même l’unique exception à la règle.

En revanche, des personnages moins importants que lui tombèrent à l’échéance du mardi soir. Peut-être le Père éternel, en faisant semblant de l’ignorer, voulait-il lui donner une leçon d’humilité ? Au bout de deux mois, il n’y avait plus un dictateur, plus un chef de gouvernement, plus un leader de grand parti, un président-directeur général de grosse industrie. Tous démissionnaires. Il ne resta à la tête des nations et des grandes firmes que des commissions de collèges paritaires où chaque membre se gardait bien d’attirer l’attention sur lui. Dans le même temps, les hommes les plus riches du monde se débarrassaient en toute hâte de leur incroyable accumulation de milliards par de gigantesques donations à des œuvres sociales, à des mécénats artistiques.

On en arriva à des paradoxes inouïs. Lors de la campagne électorale en Argentine, le président Hermosino, craignant une majorité des voix comme la peste, se diffama tellement lui-même qu’il tomba sous le coup de l’accusation d’outrage au chef de l’État. Dans L’Unità de Rome, les éditoriaux endeuillés proclamaient la complète dissolution du Parti communiste italien, en réalité encore très actif : c’était le député Cannizzaro, leader du parti, qui, attaché comme il l’était à sa charge dont il n’avait pas voulu se démettre, cherchait ainsi, subrepticement, à écarter les coups du destin. Et le champion mondial des poids lourds, Vasco Bolota, se fit inoculer le paludisme pour s’étioler, car une belle prestance physique était un signe dangereux de puissance.

Dans les litiges, qu’ils soient internationaux, nationaux ou privés, chacun donnait raison à l’adversaire, cherchait à être le plus faible, le plus soumis, le plus dépouillé. Le cratère de Copernic fut équitablement partagé entre Soviétiques et Américains. Les capitalistes cédaient leurs entreprises aux travailleurs et les travailleurs les suppliaient de bien vouloir les conserver. En quelques jours on arriva à un accord sur le désarmement général. On fit exploser les vieux stocks de bombes dans les environs de Saturne qui en eut deux anneaux brisés.

Six mois ne s’étaient pas écoulés que toute ombre de conflit, même local, s’était dissipée. Que dis-je, de conflit ? Il n’y avait plus de controverses, de haines, de disputes, de polémiques, d’animosité. Finies la course au pouvoir et l’idée fixe de la domination ! Et l’on vit alors s’établir partout la justice et la paix, dont, grâce au Ciel, nous jouissons toujours 15 ans après. Car si quelque ambitieux oublieux de la leçon de 1980 tente de lever la tête au-dessus des autres, la faux invisible, tzac ! la lui tranche, toujours le mardi, à minuit. Les exécutions hebdomadaires cessèrent vers la mi-octobre. Elles n’étaient plus nécessaires. Une quarantaine d’infarctus judicieusement distribués avaient suffi pour arranger les choses sur la Terre.

Les dernières victimes furent des figures de second plan, mais le marché mondial n’offrait rien de mieux en fait de personnages puissants. Seul de Gaulle continua à être obstinément épargné.

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