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Dino Buzzati

Le prestidigitateur

Après le spectacle, M. Smith, directeur de l’Eldorado, trouva sur son bureau une lettre : en quelques lignes, Omar er Bazan, maître dans l’art de la prestidigitation, qui avec ses tours assurait depuis plus d’un an un quart du spectacle, donnait sa démission, annonçant qu’il changeait pour un autre théâtre où ses talents, écrivait-il, seraient appréciés d’une manière financièrement plus adéquate.

Le coup était aussi dur qu’inattendu. Le numéro du prestidigitateur était peut-être celui que le public de l’Eldorado préférait. À qui pouvait-on faire appel pour le remplacer ? Le directeur passa rapidement en revue les noms les plus célèbres : Gimnothus ? Basil Jehroboham ? Lord of Darkness ? Le comte Dela Monaca ? Der Gross Hockusposkus ?

Bien sûr, Dela Monaca était entre tous l’artiste qu’il fallait pour l’Eldorado : bel homme, aristocratique, beau parleur, répertoire classique sans doses excessives de frisson et de mystère. Oui, il allait télégraphier à Dela Monaca. Mais en attendant ? Aussi rapide soit-il, dans le meilleur des cas, le comte ne pouvait rejoindre l’Eldorado en moins d’une semaine.


Toc, toc, à la porte. Entrez. Apparut un petit homme à la figure ronde, doux, souriant et un peu effrayé.

- Le directeur du théâtre ?

- Lui-même.

- Par hasard, monsieur, auriez-vous besoin de quelqu’un pour le numéro de prestidigitation ? Vous permettez que je me présente ? Professeur Sepulcrus.

- Vous ne pourriez pas vous choisir un nom un peu plus gai ?

- Je m’appelle professeur Sepulcrus, insista l’homme. Alors, est-ce que par hasard je pourrais vous être utile ?


Le directeur le toisa. Ce devait être un artiste de second ordre, de ceux qui font le tour des hôtels dans les lieux de villégiature. En tout cas, c’était mieux que rien.

- Bon, on peut essayer… Mais je vous préviens tout de suite : ici nous avons un public tranquille, pas de frissons, pas de frayeurs, rien d’impressionnant, d’accord ?

- D’accord.

Il commença le soir suivant. Comme le directeur s’y attendait, Sepulcrus présenta une série de tours des plus ordinaires, les éternels foulards colorés qui sortaient des manches, les cartes qui apparaissaient et disparaissaient de la paume des mains, la montre prêtée par un spectateur et retrouvée dans la poche d’un autre, des lapins. Dans ce déballage, le directeur du théâtre, qui observait le spectacle, remarqua deux choses bizarres : le public, loin de paraître indifférent, était pendu aux lèvres de Sepulcrus et l’applaudissait avec un enthousiasme inexplicable ; tout aussi singulière était l’attitude du petit homme qui, à chacun de ses tours, semblait hésitant et intimidé, balbutiait, jetait des regards autour de lui, se retournait avec un air suppliant vers Mlle Yvonne, l’assistante blonde.

La soirée s’acheva mieux que prévu. Pendant que Sepulcrus enlevait son frac dans sa loge, Yvonne, en coulisse, tomba sur le directeur. Elle paraissait au comble de l’excitation.

- Vous avez vu ? dit-elle. Mais vous savez que ce professeur Sepulcrus est extraordinaire !

- Il a fait son numéro, c’est tout, du mieux qu’il pouvait ; extraordinaire, je n’irais pas jusque-là.

- Vous ne le trouvez pas extraordinaire ? Mais alors, vous n’avez pas vu ?

- Vu quoi ?

- Les fleurs, les foulards, les lapins…

- Et alors ?

- Et alors, il n’avait rien.

- Qu’est-ce que tu veux dire ?

- Il n’avait rien quand il est entré sur scène. Son truc, je vous jure, je n’ai pas réussi à le trouver, et pourtant je peux dire que maintenant j’ai des heures de vol dans ce métier.

- Où veux-tu en venir ?

- Allez-y, allez le voir dans sa loge. Je parierais qu’on n’y trouve pas de lapins. Cet homme-là est un magicien, un vrai de vrai. Et moi, j’ai peur.

Cela fit rire le directeur. Et pourtant, quand tout le monde fut parti, la curiosité le poussa vers la loge de Sepulcrus. Il entra, regarda : dans un coin il y avait une petite cage avec quelques lapins, des fleurs artificielles à ressort, des mouchoirs. L’attirail d’un magicien de pacotille.


Très vite le doux et souriant professeur constitua une cible pour ses collègues du théâtre. Au café Circe, où la majorité des artistes se retrouvaient après le spectacle, se moquer du magicien devint le passe-temps favori. Et le professeur, à la vérité, savait se prêter au jeu. Petit, rondouillard, humble, il encaissait en souriant les railleries sans se vexer, presque comme s’il reconnaissait aux autres le droit de ne pas le prendre au sérieux.

Mais un soir, alors que la troupe était assise au café, entra un homme grand, beau, vêtu d’un costume sombre, les tempes grisonnantes, une canne à pommeau d’or, le monocle, les manières d’un empereur des Indes. C’était le comte Dela Monaca, arrivé par avion de Londres pour prendre son emploi de prestidigitateur à l’Eldorado. Réprimant à grand-peine de petits rires, chacun dressa l’oreille dans l’attente d’un affrontement. Il était impossible que le comte, imbu de lui-même comme il l’était, laissât passer l’occasion d’humilier son infortuné collègue.


En effet, il ne s’écoula pas cinq minutes avant que Dela Monaca n’ouvrît les hostilités :

- J’ai le plaisir, dit-il d’un ton désinvolte, de parler au professeur Sepulcrus ?

- Lui-même, monsieur, répondit le petit homme avec bienveillance.

- Un nom extrêmement… hum, hum… extrêmement euphorique, je dirais.

- Oui, vous avez sans doute raison, et le professeur rit.

- J’ai entendu dire de vous des merveilles, des choses vraiment extraordinaires, incroyables.

- J’en suis tout à fait ravi, monsieur, répondit Sepulcrus avec humilité.

- On m’a dit, si je ne m’abuse, on m’a dit, poursuivit le comte, caustique, que vous travaillez sans avoir besoin de préparatifs. Au lieu de trucs, de la véritable magie…

- C’est exact, monsieur.

Le directeur prit la parole au milieu d’éclats de rire retentissants :

- Et les lapins qui sont dans votre loge ?

- Ah oui ! bien sûr, répondit Sepulcrus en toute simplicité. Il a fallu que je les achète pour faire plus vrai.

- Plus vrai ! Ah, ça, c’est la meilleure ! Impayable, vraiment !

- J’avoue, reprit le comte Dela Monaca avec un sérieux affiché, j’avoue que je ne saisis pas l’idée.

- Je dis pour faire plus vrai parce qu’autrement il me faudrait donner beaucoup trop d’explications.

- Ce qui voudrait dire que les lapins qui sont dans votre loge ne vous servent à rien ?

- Exactement, monsieur, confirma le petit homme, avec une assurance qu’à vrai dire personne n’attendait.


Dela Monaca ajusta lentement son monocle sur son œil pour mieux dévisager l’individu.

- De sorte que nous devons conclure, professeur, que vous disposez de véritables pouvoirs magiques ?

- Exactement, monsieur.

- Mais que vous préférez les cacher et laisser croire qu’il s’agit au contraire de simples trucs, d’artifices ?

- Monsieur, vous avez parfaitement compris ma façon de penser, répondit Sepulcrus, insensible au sarcasme.

- Et serait-il osé d’espérer, professeur, que vous puissiez nous offrir ici une démonstration de vos pouvoirs surhumains ?


Sepulcrus resta un moment pensif :

- Je préférerais m’abstenir. C’est peut-être mieux. Pour tout le monde.

- Vous avez tout à fait raison, dit le comte en simulant la plus profonde compréhension, vous avez tout à fait raison de séparer l’activité professionnelle, des conversations de café.

- Ce n’est pas cela, monsieur.

- Ah, non ? C’est quoi, alors ?

- C’est que moi-même, monsieur, j’ignore les limites de mon pouvoir. Je ne l’ai jamais testé.

- Jamais ? Cela nous ferait alors vraiment beaucoup de peine, très cher professeur, si vous nous priviez ce soir de l’honneur d’assister à une expérience.

Sepulcrus, en souriant, secoua sa tête ronde, hésitant. Finalement Sepulcrus murmura :

- Si c’est vous, monsieur, qui insistez…


Les hourras éclatèrent :

- Bravo, professeur ! Faites-nous voir ça ! Un miracle ! Un miracle !


Le comte se leva, d’un geste impératif il demanda le silence :

- Je vous remercie au nom de tous, professeur. Que pouvons-nous donc vous demander d’accomplir ? Hum, pourriez-vous faire taire ces maudites machines qui me mettent les nerfs à fleur de peau ?


Dans la rue, le vrombissement ininterrompu des autos, motos, camions faisait un boucan du diable.

- Vous êtes capable de faire cela, professeur ?

- Je peux essayer, dit calmement Sepulcrus.

- Et avec quoi ?

- Avec ceci.

Il sortit de l’intérieur de sa veste une fine baguette blanche.

- La baguette magique ! Bravo, professeur ! Ils éclatèrent de rire en chœur.

- Allez-y, alors ! l’encouragea le directeur du théâtre. Arrêtez-moi un peu tous ces moteurs à explosion !


Sepulcrus regarda autour de lui. Résigné, il les mit en garde :

- C’est vous qui l’avez voulu.


Il leva sa baguette, murmura des paroles inintelligibles, abaissa sa baguette en frappant le bord de la table.

- Non, non, attendez ! s’écria le comte Dela Monaca, cette fois-ci en riant de bon cœur. En ce moment, ma femme est en train de survoler l’Atlantique, elle vient de quitter New York ! Je ne voudrais pas que…


Sepulcrus le regarda, plus humble que jamais, avec dans les yeux une expression d’effroi :

- Monsieur, il est trop tard.


Puis il se leva de sa chaise, salua l’assemblée d’un geste et à petits pas se dirigea vers la sortie, escorté par un ricanement général.

- Eh, professeur ! cria quelqu’un. Les voitures continuent à passer ! Portez-la à réparer, votre baguette magique !

Sans se retourner, tête baissée, le professeur se glissa dehors et disparut derrière la vitrine. A ce moment précis, le silence se fit. Aucun bruit n’arrivait plus de l’extérieur, comme si la ville était tombée dans une paralysie mortelle. Ils regardèrent à travers la vitre. Dans la rue tout était silencieux. Ils se précipitèrent dehors. Là-bas, trois ou quatre paires de phares immobiles.


Le monocle tomba de l’œil du comte Dela Monaca, il tomba et resta là, pendu au cordon. Lui, livide, bouleversé :

- Ma femme, gémit-il. Ma femme dans l’avion !


Le cœur battant, ils restèrent sur le trottoir, espérant qu’il ne s’agissait que d’autosuggestion, d’une coïncidence fortuite, d’un jeu du hasard.

- Mon Dieu, une automobile ! Faites passer au moins une automobile, sanglota le comte Dela Monaca.

Mais l’automobile ne vint pas. Dans le monde entier, les automobiles, les motocyclettes, les camions, les tracteurs, les chars d’assaut, les bateaux à moteur, les avions, ne se déplaçaient plus.

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