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Concentration

- Je ne parviens pas à me concentrer. C'est pire encore pendant la méditation. Après avoir dûment pris un bain, revêtu des vêtements propres, offert des fleurs et allumé l'encens, il suffit que je m'asseye tranquillement. C'est le moment que choisit mon esprit pour gambader dans tous les sens !

Le maître écouta le disciple se plaindre une fois encore des difficultés éprouvées.

Puis, les yeux mi-clos, il demanda :

- Où va gambader ton esprit ?

- Swâmîji, je pense à ma vache, à sa bonhomie, à ce que nous avons vécu ensemble, aux prés et aux bois où nous avons cherché de l'herbe tendre et de l'eau pure qui donne à son lait ce reflet de miel.

- Bien ! Désormais tu te concentreras uniquement sur ta vache, déclara le sage.

- Sur… ma vache ? s'étonna le disciple. - C'est ce que j'ai dit, répondit le sage.

- J'entends et j'obéis, Swâmîji. Je me concentrerai sur ma vache.

Le disciple rentra chez lui, prit un bain, revêtit des vêtements blancs qui sentaient bon l'herbe et le vent, offrit un chapelet de fleurs et un pot de beurre au dieu Krishna, l'ami des vachers.

Puis il alluma l'encens, attacha à un pieu le licou de sa vache, au milieu du champ, là où l'herbe est grasse et savoureuse. Alors, il s'installa à trois pas d'elle, pour ne voir qu'elle, ne penser qu'à elle. Elle le regarda, étonnée : il était aussi immobile qu'une pierre.

Elle tira sur sa corde pour s'approcher de lui, espérant une caresse sur le mufle. Sans mouvement de sa part, résignée, elle entreprit de brouter l'herbe accessible. Lui demeurait si tranquille qu'elle en oublia sa présence.

Quand elle eut brouté son content, elle fixa l'horizon, l'œil flou, ruminant posément son repas solitaire. Quelques mouches qui bourdonnaient autour de sa croupe luisante tentèrent un atterrissage. D'un coup de queue elle les chassa, giflant le vacher au passage.

Sous le coup, il sortit de son rêve. Il partit s'installer à cinq pas de la vache pour ne voir qu'elle, ne penser qu'à elle, sans risquer d'autres coups intempestifs.

Il resta là, trois heures sans bouger, tandis que le soleil cuisait à plein feu son crâne rasé qui devient rose puis rouge. Sa cervelle enfin bouillonna. Il tomba comme un arbre mort au milieu du champ.

Il délira une semaine, puis revint auprès de son maître.

- Swâmîji, je ne peux pas contempler ma vache dans son pré plusieurs heures, le soleil m'en empêche. - Tu n'es pas obligé de la contempler dehors, reste sur ton coussin de méditation dans ta hutte.

- Ah oui, merci Swâmîji !

Le disciple rentra chez lui, fit ses ablutions, revêtit des vêtements propres, offrit des fleurs et de l'encens à Krishna. Puis s'en fut chercher sa vache qui folâtrait dans le jardin voisin. Il la fit entrer dans la hutte et s'installa sur son coussin d'herbe kusha pour ne voir qu'elle, ne penser qu'à elle.

La vache regarda autour d'elle fort étonnée, enjamba plusieurs fois le vacher en tentant de trouver un endroit plaisant, puis entreprit de dévorer la seule herbe du lieu, celle du coussin d'herbes kusha. Le vacher se mit à rire. L'herbe le chatouillait. Comme il ne tenait plus qu'en équilibre sur une fesse, il se trouva bientôt basculé cul par-dessus tête.

Le soir même il s'en retourna consulter son maître.

- Ne peux-tu pas penser à ta vache hors de sa présence physique ?

- Certes, Swâmîji, je le peux !

- Laisse-là donc brouter son champ et concentre ton esprit sur l'image que tu as d'elle, lui dit le maître.

- Ah oui Swâmîji, merci Swâmîji.

Le disciple rentra chez lui, lâcha la vache dans le champ, se purifia d'un bain, mit des vêtements frais repassés tout craquant d'amidon. Il offrit des fleurs à Krishna, le parfuma d'encens, et s'installa sur un nouveau coussin pour se concentrer sur sa vache.

Plusieurs jours passèrent, nul ne le vit sortir de chez lui. Ses voisins s'inquiétèrent. Le maître, averti que le disciple était peut-être malade ou mort, vint lui-même aux nouvelles.

Il frappa trois coups à la porte. N'obtint aucune réponse. Il voulut la pousser. Elle était verrouillée. Il appela son disciple qui, entendant sa voix, sortit de sa longue contemplation.

- Oui, Maître !

- Que fais-tu donc ? Es-tu malade ?

- Maître, je poursuivais ma vache qui s'était enfuie dans la jungle. Dois-je la laisser partir ?

- Non, non, rattrape-là, c'est bien, continue.

D'autres jours passèrent sans que le vacher ne sorte de chez lui. Ses voisins craignirent pour lui : il n'avait ni mangé ni bu depuis si longtemps ! C'était louche.

Le maître revint avec eux, frappa à la porte, appela son disciple :

- Que fais-tu maintenant ?

- Maître, j'ai attrapé ma vache, mais elle s'est blessée dans les ronces. Je la soigne. Dois-je la quitter ? - Non, non, soigne-là. C'est bien, continue.

Prudent, le maître n'attendit pas que les voisins s'inquiètent plus encore, il revint le lendemain, gratta la porte du bout du doigt.

- M'entends-tu ? Que fais-tu maintenant ? dit-il. - Meuh ! répondit, dedans, une voix caverneuse.

- C'est bien, sors maintenant, dis le maître.

Le battant s'ouvrit largement, il y eu un grand remue-ménage à l'intérieur.

- Swâmîji, meuh cornes sont trop larges pour passer cette porte !

- Tes cornes ?

- Meuhoui, mais cornes !

Le maître entra, lui gratta tendrement le museau en disant :

- Voilà qui est bien. Maintenant, concentre ton esprit sur Dieu de la même manière !

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